Edito | Numérique et démocratie : Repenser la citoyenneté à l’ère des algorithmes

August 11, 2025

Par Imane Lahrich

Tunis, Université du développement et de la citoyenneté mondiale. Le numérique recompose silencieusement les frontières du politique. Loin de constituer un simple ensemble d’outils techniques, il façonne les nouvelles médiations entre gouvernants et gouvernés, redéfinit les conditions de la participation citoyenne, et met au défi les fondements même de la démocratie libérale. Dans les espaces politiques contemporains, marqués par l’interdépendance technologique, les logiques de plateformisation, et la financiarisation des données, penser la citoyenneté implique de penser les infrastructures qui la rendent possible ou l’entravent.

1. La citoyenneté à l’épreuve des infrastructures numériques

L’idée selon laquelle le numérique favoriserait spontanément l’engagement citoyen repose sur une illusion technodémocratique. En réalité, les dispositifs numériques d’information, de délibération et de participation sont conditionnés par des infrastructures inégalement réparties, des compétences asymétriques et des environnements politiques différemment ouverts. Si certaines initiatives locales permettent une réappropriation citoyenne des outils numériques, elles demeurent souvent ponctuelles, fragmentées, et dépourvues d’ancrage institutionnel durable.

L’accessibilité ne saurait être réduite à la seule dimension matérielle. Elle suppose une capacité effective à comprendre, à contester, à transformer les règles implicites qui structurent les plateformes, les algorithmes, les conditions d’accès à l’information publique. La fracture numérique est donc aussi cognitive, culturelle et politique. En ce sens, la citoyenneté numérique n’est pas un prolongement naturel de la citoyenneté politique : elle exige des compétences critiques, des capacités d’agir, et des garanties collectives pour rendre possible l’expression d’une volonté citoyenne informée.

Le numérique conditionne aussi la forme que prend l’espace public. Les plateformes ne sont pas des supports neutres : elles organisent les hiérarchies de visibilité, les dynamiques de viralité, les seuils d’attention. Ainsi, le pouvoir d’énonciation n’est pas distribué de manière égale, et la délibération publique en ligne est souvent dominée par des logiques commerciales, voire instrumentalisée par des opérateurs politiques.

2. Des droits fondamentaux redéfinis par les logiques de données

Dans ce contexte, les droits numériques doivent être pensés non comme un supplément optionnel aux droits fondamentaux, mais comme leur reconfiguration contemporaine. Le droit à la vie privée, à l’accès à l’information, à la transparence algorithmique, à l’anonymat et à la protection contre la surveillance massive deviennent des conditions structurelles de la délibération démocratique.

Le défi est d’autant plus profond que le pouvoir algorithmique opère de façon invisible. Il classe, filtre, hiérarchise, recommande, à travers des opérations qui échappent au contrôle citoyen. Les individus deviennent les objets d’une extraction permanente de données, non seulement pour des usages marchands, mais aussi pour profiler, orienter, voire anticiper leurs comportements. La démocratie devient une fiction si ces procédures échappent au contrôle collectif.

Une démocratie – fondée sur l’effectivité des droits, la capacité d’agir et la participation réelle – suppose de rendre visibles les architectures invisibles du pouvoir numérique. Elle exige que les logiques de fonctionnement des plateformes, les modèles de collecte de données, et les mécanismes de décision automatisée soient rendus auditables, discutables, contestables.

Cela implique également de poser les bases d’un véritable contrat social numérique, fondé sur la reconnaissance des droits collectifs à la maîtrise des données, à l’inclusion dans les choix technologiques, et à la définition des finalités de l’innovation.

3. Vers une souveraineté démocratique sur les infrastructures du savoir

La concentration des serveurs, des infrastructures et des capacités de traitement entre les mains d’acteurs privés mondiaux soulève une interrogation fondamentale : qui possède les conditions matérielles de la démocratie ? La souveraineté des données n’est pas qu’une affaire d’État, elle est aussi une question de gouvernance collective. Peut-on encore délibérer librement dans un espace public médié par des logiques opaques d’optimisation publicitaire, de tri algorithmique, et de définition marchande de la visibilité ?

Derriere la question technique de la régulation, c’est celle de la capacité politique à imaginer des institutions nouvelles, adaptées à la réalité des flux de données, des interdépendances et des asymétries structurelles. L’émergence d’espaces de gouvernance des données els que les data commons, plateformes publiques, agences de supervision, constitue un début de réponse. Il ne s’agit pas de répliquer les modèles centralisés mais de penser des formes de démocratie infrastructurelle, où la citoyenneté ne se contente pas de s’exprimer mais contribue à la définition même des conditions de cette expression.

Le numérique n’est ni bon ni mauvais en soi. Il est ce que les institutions, les sociétés et les citoyens en font. Réduire la démocratie numérique à la seule participation en ligne, sans repenser les rapports de pouvoir qu’elle suppose, revient à digitaliser l’illusion participative.

Une véritable démocratie à l’ère numérique n’est pas un simple habillage technologique du politique, mais une transformation profonde des modalités de décision, de responsabilisation, de contrôle. Elle exige un regard critique sur les promesses du digital, une vigilance face aux asymétries qu’il engendre, et une volonté collective de créer des institutions hybrides, ancrées dans les réalités sociales mais capables d’encadrer les flux globaux de données.

La démocratie à l’ère des algorithmes ne pourra faire l’économie d’un nouvel imaginaire politique du numérique, à la fois critique, inclusif et fondé sur la capacitation des citoyens.

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